Mon dernier voyage en Sicile remonte au printemps 2019. Comme d’habitude, pour préparer ce voyage et avant de rejoindre cette île au carrefour de si nombreuses civilisations, j’avais réfléchi aux lectures nécessaires pour tenter de mieux cerner son histoire, sa culture et ses habitants.
Parfois, les choix s’imposent naturellement, parfois il faut laisser une part au hasard…
La première œuvre qui s’était naturellement imposée c’était le « Guepard » de G.Tomasi di Lampedusa. Indéniablement le roman idéal pour découvrir l’observation minutieuse des mœurs de la société sicilienne lors du rattachement de l’île au royaume d’Italie, en 1860.
Puis « Les Malavoglia » de Giovanni Verga, pour parcourir la saga d’une famille frappée par le malheur dans la Sicile de la fin du XIXe siècle. J’y avais trouvé une description objective de la réalité de cette île, à cette époque.
Enfin, j’avais poursuivi par « Un, personne, cent mille », de Luigi Pirandello. Ce chef-d’œuvre, écrit en 1926, fut récompensé par un prix Nobel de littérature. Dans ce roman, il se voulait à la fois le chantre de la relativité de la condition humaine et de la solitude de l’individu face à la société.
Et puis c’était par hasard, et grâce au conseil d’une connaissance que j’avais été amené à lire « Le jour de la chouette », de Leonardo Sciascia. J’ai adoré ce témoignage du début des années soixante qui fut un des premiers à évoquer la Mafia. Il en décrit la prise de possession de la campagne puis des villes.
Le lien fort qui unit ces quatre écrivains ? C’est leur attachement à la Sicile ! Nés à Palerme, Vizzini ou Agrigente, ils demeurent parmi les meilleurs chantres de leur île.
Cette terre, qui, pendant trois millénaires, a connu la domination des Phéniciens, Grecs, Carthaginois, Romains, Vandales, Goths, Sarrasins, Normands, Espagnols, Allemands, Français et Italiens. Tous ont, à divers degrés, laissé leur empreinte sur l’architecture, la gastronomie et le dialecte sicilien, un parler roman dérivé du latin.
En revanche, un seul mot sicilien s’est imposé en français, et à vrai dire dans toutes les langues. Il s’agit de l’adjectif mafioso, qui qualifiait un homme brave, un « affranchi », comme on disait autrefois en argot. Au XIXe siècle, c’est ainsi que se désignaient entre eux les hommes de main des propriétaires terriens siciliens, qui faisaient brutalement régner l’ordre latifundiaire. Leurs chefs, les gérants des exploitations agricoles, finirent par supplanter les nobliaux absentéistes qu’ils représentaient. Vers 1860, l’Italie découvrit que les organisations des mafiosi, qu’on appela du dehors » la Mafia », avaient infiltré tous les rouages de la société sicilienne.
Depuis, l’émigration sicilienne, en particulier dans les années vingt, quand de nombreux mafiosi siciliens fuirent la dure répression mussolinienne, a implanté le mot (et la chose) aux États-Unis.
Le mot « mafia » est devenu en français un nom commun. Nous en avons aussi dérivé l’adjectif mafieux (des activités mafieuses). On aurait pu en faire un substantif pour désigner les hommes (un mafieux), mais mafioso reste souvent de rigueur. Quant aux « mafiosas », on n’en entend jamais parler. Où se cachent-elles donc ?
Armé du contenu de ces ouvrages, qui, je l’espérais, devaient m’aider à découvrir les fondements de la société sicilienne, je m’envolais pour la principale porte d’entrée de cette île : sa capitale, Palerme !
Palerme, un magnifique bijou encore recouvert de poussière
La lecture du Guépard, roman autobiographique retraçant la vie du grand-père de l’auteur, m’a projeté dans cette ville où, à l’époque, l’aristocratie (une centaine de princes et plusieurs centaines de barons) évoluait dans des « palazzi » baroques, qui à côté de somptueuses et nombreuses églises contribuaient à faire la réputation de cette ville.
De nos jours, il y a bien des clichés qui courent sur Palerme, sa pauvreté, sa Mafia, son insécurité. Faites fi des idées préconçues, bravez les embouteillages et partez à la découverte de la capitale de la Sicile.
Palerme ne s’appréhende pas d’un seul bloc. De belles églises font écho aux immeubles délabrés, de sublimes palais où le temps semble s’être arrêté contrastent avec des immeubles résolument modernes.
Captez l’atmosphère de la ville, goûtez à son rythme parfois chaotique et plongez dans ses ruelles qui renferment les trésors des temps anciens. Palerme vous séduira ou non, mais jamais elle ne vous laissera indifférents !
Palerme, capitale du crime ! Oui, autrefois. Mais aujourd’hui, cette ville aux influences arabes et normandes offre un mélange d’art et d’architecture unique. Les grandes artères se rénovent à grands pas, alors que les ruelles conservent les traces d’un passé contrasté, avec ses palais délabrés et de magnifiques jardins abandonnés. Ces contrastes en font un des joyaux architecturaux attachants de la Méditerranée.
Maintenant, suivez-moi, nous commençons notre visite au cœur de la cité, par la chapelle Palatine ! Cet édifice est un résumé du passé palermitain. C’est une chapelle édifiée à l’intérieur du Palais des Normands au XIIe siècle. On y découvre le sanctuaire, petit écrin d’or et de mosaïques construit par le très éclairé Roger II de Sicile. Vous resterez, comme moi, béats d’admiration devant le très byzantin Christ pantocrator. Rutilant d’or, il est rehaussé par les caissons étonnants du plafond de la nef centrale en bois. Mais, méfiez-vous, de ne pas attraper un torticolis.
Partons ensuite découvrir la Cathédrale du XIIe siècle, où différents styles s’accumulent à l’intérieur, tandis que l’extérieur de l’édifice propose un mélange de styles arabo-normand attrayant. Venez gravir quelques centaines de marches pour grimper sur le toit et découvrir la ville, la vue en vaut la peine.
Mais ces énormes chefs d’œuvre n’ont rien à voir avec la Martorana, l’un de mes endroits préférés. Imaginez une église du XIIe siècle, perdue sous la végétation, qui trône du haut de son campanile, avec beaucoup d’élégance, sur une piazza antique. Attardez-vous, quelques minutes, à la fraîcheur de ses voûtes pour admirer ses mosaïques byzantines qui côtoient sans transition le style baroque sicilien.
De là nous partons visiter le Palazzo Gangi, palais du XVIIIe siècle, qui eut l’honneur d’accueillir, dans l’un de ses salons, la fameuse scène du bal dans le Guépard de Luchino Visconti. Nous avons l’avantage d’être reçus par la princesse Carine Vanni Mantegna, qui nous servira de guide, le temps s’arrête et l’enchantement commence. C’est un des rares palais à être resté complètement dans son jus. Vous allez en parcourir une partie des 8600 m², avec les plus authentiques témoignages de l’art baroque sicilien.
Vous continuerez par les ruelles gorgées de soleil, aux abords de la piazza Marina, qui invitent à l’errance. En fin de journée, j’aime aller y déguster un granité en discutant (beaucoup avec les mains) avec les serveurs Alfonso ou Enzo, confortablement assis à l’ombre de la terrasse du café. À moins que vous ne craquiez pour un cannolo (pâte frite fourrée, notamment avec du chocolat) ou un dita d’apostolo (doigt d’apôtre).
Cette piazza a beaucoup de charme, avec un jardin en son centre, riche en statues d’illustres locaux, cachés sous d’énormes banians, arbres aux racines interminables. Alors que tout autour s’alignent de nombreux palais, aux façades toutes plus belles les unes que les autres.
Enfin, vous ne manquerez pas les quattro canti, en remontant au nord. Il vous faut absolument découvrir ce carrefour principal de la cité : ces « quatre coins » sont ornés de maisons follement baroques, qui, dès le XVIIe siècle, servaient à délimiter les 4 principaux quartiers de la ville.
Syracuse, la perle de la Sicile
Dans l’inconscient collectif, Syracuse est avant tout une chanson, interprétée par le facétieux et surtout immortel Henri Salvador.
Mais Syracuse, c’est surtout une ville qui a plus de 2000 ans d’histoire et porte en elle de nombreuses empreintes : celle des Grecs qui y fondèrent une colonie, celle des Romains, des Normands, celle des Juifs, des Espagnols, des Arabes… bref, un concentré d’histoire qui se reflète dans l’architecture de l’île d’Ortygia, tel un labyrinthe pour, semble-t-il, mieux perdre les envahisseurs successifs.
Notre voyage à la découverte de cette ville commencera par cette île d’Ortygia, le centre historique de Syracuse. Elle figure à elle seule un musée à ciel ouvert entouré par l’azur de la mer.
Vous devrez arpenter ses places, ses rues et ses ruelles qui dessinent le plan de ce petit écrin, avec ses palais, ses églises, ses temples, ses remparts et ses façades. Vous vous arracherez de la vue que procure la promenade maritime, pour découvrir la place dominée par le Dôme (au temps des Grecs s’y trouvait l’acropole). Elle est un exemple exceptionnel de la superposition de différents styles parfaitement assemblés entre eux. Enfin, face au Grand Port, la « promenade Adorno » vous fera découvrir les délicates tonalités de ses palais du XIXe siècle qui en dessinent les contours. Plus loin se trouve la source d’Aretuse, soulignée par le vert des Papyrus qui la décorent. Ainsi que l’imposant Castello Maniace, d’époque souabe, qui domine l’extrême pointe de l’île, position idéale pour le contrôle des voies maritimes.
La visite de cette petite île vous paraîtra rapide. Mais ne vous y trompez pas, il vous faudra pour la bien connaître parcourir toutes ses rues et toutes ses
ruelles, parfois si étroites que vous toucherez les deux murs avec vos bras étendus. À des heures différentes vos découvertes se feront autres et pour vous remettre de vos explorations et de vos émotions, quantité de petits restaurants traditionnels vous ouvriront leurs portes dont « A Levante » où Mamma Rosa se fera un plaisir de vous faire découvrir la cuisine locale.
Car un voyage n’est jamais complet si l’on ne déguste pas les saveurs du lieu, et cela vaut encore plus lorsque l’on visite des terres dans lesquelles la gastronomie est l’un des éléments symbolisant la culture de son peuple. Le lien très fort entre la mer et Syracuse nous le retrouvons aussi dans ses spécialités. Faites-moi confiance, vous vous délecterez en dégustant l’espadon à la « stemperata », frit et baigné dans une sauce à base d’oignons et de câpres, le thon frais cuit avec des tomates, des poivrons et des oignons ou la soupe de poisson à la syracusaine. Le poisson représente aussi l’assaisonnement préféré pour beaucoup de plats comme les spaghettis au noir de seiche, aux fruits de mer, aux langoustines…
Pour accompagner dignement tous ces mets, la réputation des vins de Syracuse n’a rien à envier à certains de nos vignobles. Dégustez les vins rouges issus du Nero d’Avola, mais aussi d’excellents Cabernet-Sauvignon. Je vous recommande, entre autres, les merveilleux cépages du Domaine Pupillo dont vous pourrez déguster le nectar directement au château de la propriété.
Les îles Éoliennes
Bienvenue dans la demeure d’Éole, dieu grec du vent ! Les poètes antiques faisaient des volcans siciliens la demeure d’Éole, les forges d’Héphaïstos ou encore l’antre de Géants. Des récits mythologiques à la hauteur de la crainte qu’ils inspiraient !
Les îles Éoliennes, ce sont sept petites terres jetées dans les eaux cristallines de la mer Tyrrhénienne, au large de la Sicile, façonnées par de jeunes et capricieux volcans. Un voyage dans les Éoliennes sera pour vous l’occasion de randonner et de découvrir des vues spectaculaires. Le Stromboli crache toutes les 20 minutes un jet de lave, rouge fluo en soirée. Au sommet du Vulcano, l’ambiance est aux odeurs de soufre et aux fumerolles !
À Salina, la plus sauvage des Éoliennes, louez un scooter chez Marco et faites le tour le l’île ! À Lipari, Alicudi et Filicudi, par contre, demandez à Alfredo le pêcheur de vous emmener à la découverte des grottes, criques et plages inaccessibles depuis la côte !
Falaises de pierre ponce et de tuf, eaux aux couleurs azur et turquoise, petits ports de pêcheurs, cratères soufflants des fumerolles de soufre ou de la lave rougeoyante…
Les paysages éoliens sont aussi beaux que variés ! C’est par la mer que l’on apprécie le mieux cet archipel inscrit à l’UNESCO, à bord d’un caïque goélette. Ainsi vous pourrez plonger, comme moi, pour observer les colonnes de bulles gazeuses s’échappant des fonds marins de Panarea. Grimper sur le Stromboli pour admirer ses jets de lave, dans une féerie de rouges et d’oranges. Vous baigner au pied des impressionnantes parois de tuf clair de Pollara, sur l’île de Salina. Sans oublier votre bain de boue sulfureuse à Vulcano…
Vous profiterez de délicieuses baignades dans les eaux cristallines de la mer Tyrrhénienne, que ce soit au pied de falaises de pierre ponce, sur des plages de sable noir ou dans des grottes creusées dans le tuf. Sans oublier les randonnées à travers maquis, vignes et câpriers, en profitant de points de vue spectaculaires sur l’archipel.
Et le soir, lorsque le soleil enflamme l’horizon, écoutez Giuseppe Caruso, le capitaine du bateau, raconter ses aventures sur la mer Tyrrhénienne, un verre de vin malvoisie à la main.
Luigi Pirandello. (1867-1936)
Nouvelles, Théâtre, Romans et Essais. Survol de l’œuvre du champion du sentiment des contraires.
Luigi est né le 28 juin 1867 à Agrigente en Sicile. Le jeune Pirandello grandit entre une mère douce et aimante, qu’il adore, et un père autoritaire et coléreux, avec lequel il entretient des relations difficiles. Né d’une famille aisée, il suivra des études classiques. Dès 1880, il rédige ses premiers poèmes. À dix-sept ans, en 1884, il publie Cahute, sa première nouvelle. En 1889, il fait paraître des articles dans la revue Vita Nuova et son premier recueil de vers Le Mal joyeux. Il part alors pour l’université de Bonn, séduit par le romantisme allemand.
En 1894, à vingt-sept ans, il épouse Maria Antonietta Portulano, la fille de l’associé de son père, qui lui apporte une belle dot. Mais, ce mariage arrangé par les parents ne fut pas heureux.
La jeune épouse, peu instruite, ne comprenait pas les préoccupations littéraires de son mari, intellectuel brillant. Cette incompréhension s’est fixée en une jalousie maladive causée par la fascination que son mari exerçait sur ses jeunes élèves de l’école normale pour jeunes filles. Cette jalousie sans fondement se transformera, peu à peu, après la faillite de l’entreprise familiale, en une véritable folie.
L’éternelle question que l’on peut se poser est : « Pirandello est-il devenu Pirandello parce que sa femme était folle, ou vice versa ? Peu importe à l’heure qu’il est. Ce qui importe, c’est que cette situation familiale conditionne désormais l’inspiration de l’écrivain ». Il publie l’année suivante, en 1904, son roman le plus connu, Feu Mathias Pascal. A trente-sept ans, ce succès lui ouvre les portes de la plus grande maison d’édition italienne de l’époque, Trêves, et lui assure du même coup la sécurité matérielle.
La paranoïa de sa femme, qui commence après la naissance de leur troisième enfant, aurait nécessité un internement, mais Pirandello, qui ne peut s’y résoudre, garde sa femme au foyer familial pendant dix-sept années. L’écrivain, qui a trouvé refuge dans un travail acharné, écrit des nouvelles, des romans et des essais.
Il n’a vraiment réussi au théâtre qu’à la cinquantaine. Il pensait que ce genre ne devait être qu’une parenthèse dans son œuvre : « Le théâtre, comme tu sais, ne me tente pas beaucoup. Je fermerai cette parenthèse théâtrale pour me remettre à mon travail de narrateur, plus naturel » écrit-il à son fils Stefano en 1917. Il publie pourtant cette année-là ses premières grandes pièces : « Chacun sa vérité » et « La volupté de l’Honneur », puis « C’était pour rire » (1918), « Tout pour le mieux » (1919), » L’Homme, la bête et la vertu » (1919). En 1921, après un échec cuisant en mai à Rome, « Six personnages en quête d’auteur » triomphe en septembre à Milan et, la même année, la pièce sera jouée à New York. L’année suivante, « Henri IV » est un succès et, à Paris, Charles Dullin met en scène « La Volupté de l’honneur » et « Georges Pitoëff », puis dès 1923, la célèbre « Six Personnages en quête d’auteur »,
Son œuvre théâtrale renouvelle profondément la scène de l’entre-deux-guerres en y introduisant fantaisie, poésie et liberté. Ses pièces les plus célèbres évoquent le théâtre dans le théâtre : « Comme ci (ou comme ça) » (1924), « Ce soir on improvise » (1930) semblent former une trilogie après « Six Personnages en quête d’auteur ».
Le théâtre de Pirandello, avec ses 43 pièces écrites en une vingtaine d’années, lui assura la renommée universelle.
L’œuvre de Pirandello ne se réduit pas à sa production théâtrale. Elle pourrait être divisée en trois parties presque égales, ses nouvelles, son théâtre et enfin ses romans et essais.
Le 10 décembre 1934, il reçoit à Stockholm le prix Nobel de littérature « pour son renouvellement hardi et ingénieux de l’art du drame et de la scène ».
Lors d’une interview, il déclare :
« Vous désirez quelques notes biographiques sur moi et je me trouve extrêmement embarrassé pour vous les fournir ; cela, mon cher ami, pour la simple raison que j’ai oublié de vivre, oublié au point de ne pouvoir rien dire, mais exactement rien, sur ma vie, si ce n’est peut-être que je ne la vis pas, mais que je l’écris. De sorte que si vous voulez savoir quelque chose de moi, je pourrais vous répondre : Attendez un peu que je pose la question à mes personnages. Peut-être seront-ils en mesure de me donner à moi-même quelques informations à mon sujet. Mais il n’y a pas grand-chose à attendre d’eux. Ce sont presque tous des gens insociables, qui n’ont eu que peu ou point à se louer de la vie ».
Tout au long de son œuvre, il fait ressortir un conflit entre la vie, qui évolue avec le temps, et la forme, c’est-à-dire les conventions sociales qui nous obligent à bloquer notre image sociale selon les mœurs. Le théâtre de Luigi Pirandello s’affirme comme un théâtre de réflexion sur le paradoxe et l’absurdité de la vie.
